Le cercle et le rythme
Le cercle et le rythme
En 2022, vous assistez à un rassemblement de communautés des Premières Nations au cours d’une résidence nomade aux États-Unis. Vous y partiez sans programme défini, sans autre but que de vous confronter au vide. Comment ce moteur-là vous a conduite vers le Minnesota et ce pow-wow, point de départ de votre création ?
Avant de plonger dans le vide, deux pistes de recherche m’intéressaient. La première : me rapprocher des Natifs américains, aller dans les pueblos pour comprendre la place parfois sacrée qu’ils accordent à la danse. Le second axe était celui de la musique noire américaine de Détroit et Chicago, très présente dans mon travail. Mais ce qui m’a guidée, réellement, c’était de ne rien projeter : j’avais un point d’arrivée, une voiture et une ou deux nuits d’hôtel réservées à l’avance, rien de plus. Vivre au jour le jour, je n’arrive pas à le faire ici car nos vies sont programmées longtemps à l’avance. Ma manière de m’enrichir, c’est de continuellement créer du vide autour de moi, faire de la place pour que de nouvelles choses arrivent. Ça a été le cas aux États-Unis. J’ai été plongée dans l’immensité des paysages, la profondeur de l’obscurité dans la nuit. Quand on se met à l’écoute, on peut recevoir des choses surnaturelles, le temps et l’espace se dilatent, exactement comme ce qui peut se passer sur scène. La Villa Albertine n’attendait pas de « résultat » – c’était aussi une condition de cette résidence menée avec cette institution – mais je sentais bien qu’il y avait tout de même l’espérance que « quelque chose se passe ». Il me restait deux jours à Minneapolis avant de repartir à New York prendre mon avion du retour. Alors que j’avais été échaudée par des rendez-vous qui n’avaient pas eu lieu, des endroits fermés à cause de la pandémie, on m’a proposé, au tout dernier moment, d’assister à un pow-wow, et j’ai accepté.
Qu’avez-vous vécu lors de cet évènement ?
Plusieurs communautés de Natifs américains se retrouvent dans la nature pour partager des moments de danse au sein d’un gigantesque cercle. Le public, composé de ces familles, d’amis, de jeunes et de vieux, s’installe autour, puis chaque groupe y entre avec ses danses. Il y a celles qui soignent, celles qui sont des prières, celles des voiles… Il s’est passé facilement trois bonnes heures. Je me demande souvent ce qui fait qu’un spectacle peut durer ? Qu’est-ce donc qui fait que je peux continuer de regarder sans me lasser ? Dans ces danses traditionnelles, les publics ne projettent rien et parce qu’il n’y a pas d’attentes, la présence est pleine. Je commençais petit à petit à décortiquer ce que je voyais, me rendant compte que le cercle est comme une route qui ne peut pas se poursuivre : pour trouver l’infini, l’espace de la ligne se plie et donne un cercle. À l’intérieur duquel je vois passer des femmes avec des enfants dans les bras, des vieillards appuyés sur des cannes, des danseurs professionnels, d’autres non, mais tous, avec leurs spécificités, appartiennent à ce cercle dont le rythme commun est entretenu par les musiciens. Le cercle et le rythme : ça a été le début de ma recherche.
« Le cercle est une force centrifuge et le rythme appelle le sol et la verticalité. Tout le travail du danseur, c’est de pouvoir conjuguer ces deux choses »
Vous avez déjà travaillé sur ces deux motifs dans vos précédentes créations. Comment La Nuée les réunit ?
Le rythme – dans Le Cercle ou Sur le fil – me mettait dans un état proche de la transe, tandis que le cercle – dans L’Onde par exemple – a plutôt tendance à créer un déploiement, une élévation. Je ne voyais donc pas comment conjuguer deux états si éloignés l’un de l’autre. Lors de ce pow-wow, j’ai compris : ils ont résolu cette équation, chacun a son rythme à l’intérieur du cercle, mais le cercle est formé par tous ces rythmes. En revenant en France, j’ai entamé une étude autour de cela. Mais si les participants du pow-wow avaient chacun leur propre danse dans le parcours du cercle, j’opère une autre fusion en plaçant le cercle et le rythme à l’intérieur même des corps.
Que se passe-t-il dans le corps quand ces deux forces cohabitent ?
Habituellement je suis interprète dans mes pièces et je peux dire exactement ce qui se passe dans mon corps. Pour celle-ci, je suis le plus souvent à l’extérieur mais je sais qu’il y a un tiraillement entre deux directions. C’est compliqué : le cercle est une force centrifuge et le rythme appelle le sol et la verticalité. Tout le travail du danseur, c’est de pouvoir conjuguer ces deux choses, mais je vois bien qu’un danseur va plus facilement vers le cercle et qu’on ne cherche pas non plus une superposition des deux forces. Il faut fabriquer de toutes pièces un nouveau mouvement. Aller vers ce qui n’existe pas encore, trouver une troisième voie, c’est le but de ma recherche.
« Pour cette pièce, l’idée qui a pris forme est celle de l’absence de mélodie : des rythmes, des pulsations qui se distordent, un travail de claps, d’applaudissements, qui ne sont pas toujours réguliers. »
La musique semble aussi contenir une double direction : la pulsation des percussions et l’élan de la voix. Avez-vous aussi collecté ces matières sonores aux États-Unis ?
Ce qui est drôle, c’est que j’ai écrit ma pièce L’Onde avec des musiques inspirées des pow-wow, mais celle-ci pas du tout ! On aimerait établir un lien logique, or ce ne sont pas ces musiques qui se sont imposées à moi. Pour cette pièce, l’idée qui a pris forme est celle de l’absence de mélodie : des rythmes, des pulsations qui se distordent, un travail de claps, d’applaudissements, qui ne sont pas toujours réguliers. Puis surgissent ces voix qui sont d’une double nature, à la fois chants et cris, et qui deviennent presque des battements d’ailes lorsqu’on les accélère. Je tourne autour de ces choses-là, y compris dans la lumière où les danseurs sont souvent décentrés, à l’orée et au bord.
Propos recueillis par Léa Poiré en mars 2024.